simon kroug

LA CONTEMPLATION COMME FERTILISANT DE L’ESPRIT

Autour de nous la vie s’emballe, le rythme s’accélère et l’espace semble se rétrécir. Le gaspillage de nos ressources naturelles et la destruction de notre environnement atteint un point de non-retour. Dans ces conditions, en tant qu’urbain, je me sens déconnecté de la nature, coupé de mes racines, et participant à cette situation — parfois malgré moi — j’ai le sentiment de porter une part de responsabilité. Mon travail d’artiste, d’une certaine manière, est une réaction face à ce sentiment et à cette situation. C’est ma façon d’assimiler les prévisions peu réjouissantes en ce qui concerne l’humanité et la vie terrestre. C’est un moyen de retrouver la sensation d’appartenir au monde naturel de notre planète, à cet incroyable système merveilleux et complexe que nous appelons la vie.

Le premier geste, en ce qui concerne ma pratique, est de trouver un lieu qui renvoie cette incroyable sensation de ralentissement profond que l’on éprouve lorsque l’on est dans la nature. La forêt à la sortie de la ville , les pâturages un peu plus loin, les montagnes alentours. Le paysage (au sens large) est expérimenté et devient ainsi un espace de création, un atelier éphémère. Le lieu peut être clos comme une cabane de bucheron ou complètement ouvert et mouvant comme un fleuve.
Parfois, les contraintes professionnelles et familiales m’empêchent d’accéder à ces lieux. Alors je navigue sur internet et enregistre, au fil de certains blogs, des images qui me semblent représenter exactement les lieux que je recherche, ou la façon dont je voudrais les vivre, les expérimenter. Les paysages ou les lieux sont alors davantage fantasmés que vécus. Je note le paradoxe que représente toutes ces photographies partagées sur les réseaux sociaux. Leur sens et leur récit (temps de pause, un moment de vie simple dans la nature, …) sont à l’opposé de la vitesse à laquelle elles circulent de smartphone en ordinateur sur l’entière surface du globe !
Surgissent de ces photographies des personnages qui s’installent dans mes images et incarnent les espaces. Ces personnages sont généralement dans des attitudes de pause, de contemplation, de rêverie ou dans un état de méditation. Pas ou peu de mouvement chez elles. Pour moi, vivre le paysage est aussi une question d’intériorité. Je revendique la contemplation comme attitude fondamentale de l’existence, et avec elle l’usage d’un temps long qui permet de se débarrasser du superflu ou du superficiel pour se recentrer sur l’essentiel.
La photographie prise sur le terrain fait office de croquis préparatoires à mon travail. J’aime bien mettre en relation la photographie avec la gravure en relief. Ce sont deux manières de créer des images en capturant la lumière. Elles ont une histoire commune liée à l’imprimerie. J’aime aussi confronter cette technique instantanée à celle, beaucoup plus longue et fastidieuse, de la gravure sur bois ou sur linoléum. Dans le cas de la gravure, j’ai trouvé dans cette technique les outils et les supports qui me conviennent pour exprimer ce que je souhaite. Graver une image m’oblige également à ralentir : j’apprécie ce temps long que nécessite la réalisation d’une gravure. L’aspect multiple de l’estampe m’importe peu. J’aime la lenteur de réalisation, j’aime manier les outils du graveur et creuser des tailles dans la matière.Le graveur est une sorte de sculpteur. Pendant que je grave un sujet, je me l’approprie encore, je développe mon ressenti du lieu.
A ce propos, lors de mon séjour à Los Gazquez, j’ai pu goûter la jouissance d’un temps long, consacré uniquement à un nombre limité d’actions : marcher, observer, écouter, sentir, graver, contempler, manger. Aucune de ces actions n’était entravée par une obligation quelconque, ce qui s’est avéré un luxe extraordinaire.
Plus encore que le bien-être que cette situation m’a procuré, ajouté au fait que je pouvais consacrer l’entier de mes journées à mon travail (ce qui, pour de multiples raisons, ne m’est pas permis dans la vie quotidienne) j’ai constaté le grand bénéfice que je pouvais en tirer, non seulement par rapport à ma santé physique et à mon mental, mais aussi par rapport à mon travail (investigation, réflexion, création, fabrication). Je me suis trouvé dans un état de disponibilité quasi complet sur le plan intellectuel et sensoriel. Tout cela m’a permis d’atteindre un degré d’intensité de perception du lieu que je n’osais espérer. La contemplation, l’observation, l’attention au paysage que je découvrais autour de Los Gazquez et l’expérience de l’endroit étaient sans doute beaucoup plus pointues et profondes. Et plus encore : la cohérence du lieu (l’environnement, le gîte, la façon dont l’on y vit et travaille) a confirmé celle de mon travail avec mes valeurs personnelles. Les actions simples, prises les unes après les autres, sans l’enchevêtrement de pensées et de sollicitations diverses de ma vie quotidienne, ont été vécues d’une manière plus consciente et sans doute plus profonde, plus complète. Et donc avec un résultat plus convaincant, que j’estime plus abouti, qu’il s’agisse de se faire cuire un œuf ou de réaliser une gravure !
Le mot contemplation est parfois interprété de façon romantique voire péjorative par la plupart des occidentaux contemporains. La contemplation est un outil indispensable qui complète l’intellectualisation du regard, de l’observation. Elle se joue à un niveau de conscience différent, peut être davantage connecté à l’invisible, au ressenti, aux émotions. J’ai compris, lors de mon séjour à Los Gazquez, qu’il s’agit d’un incroyable fertilisant de l’esprit, d’un puissant accélérateur de créativité. La contemplation oriente mon intuition et guide ma compréhension. On devrait enseigner cela aussi dans les écoles d’art (et même dès le plus jeune âge).
En regardant s’éloigner les formes bleutées du relief de la Sierra, sur le chemin du retour, je me suis aperçu que le plus difficile est de ramener dans mon sac à dos la même qualité de perception et d’attention. Comment faire pour recréer autant que possible les mêmes conditions dans un environnement familier ? SylvainTesson, écrivain et aventurier français, me propose une piste :emprunter des sentiers parallèles, plus sinueux, moins rapides1. La contemplation nécessite du temps. Pour en bénéficier, il est indispensable de ralentir.

SimonKroug, janvier 2017


1
Sylvain TessonSur les chemins noirscoll. Blanche, Gallimard, 2016 

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